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La rencontre d'un écrivain : Gilbert Prouteau et d'un apiculteur : Armand Texier (mon père)
 L'essaim noir


   L'orage est l'orgasme du ciel. Il propage les effluves de ses prémisses sous les terres et dans les eaux. Les bêtes le ressentent avant les hommes, et quand les premiers éclairs illuminent les nuées, il y a beau temps que les taupes, les écrevisses et les anguilles sont parcourues par ses spasmes et ses courants.
   A treize-vents, fond de vallée granitique qui attire la foudre comme un aimant, et dont les échos multiplient le tonnerre à l'infini, l'orage prend des résonances de fin de monde.
   Ce matin de juin, l'orage court à fleur de colline, et ses roulements sonnent le prélude à l'embrasement des coteaux. Je descends du grenier pour vérifier la fermeture des fenêtres et je découvre, entre la vitre et le volet clos de ma chambre, quelques dizaines d'abeilles. Les unes volètent, la plupart montent et descendent, trottinent et dessinent des arabesques sur le carreau, explorant les intervalles entre la brique et le crépi, s'agitent, tournent, retournent, s'obstinent à un carrousel sans fin et apparemment sans but.
   Cette agitation m'inquiète. L'orage rapproche ses cymbales et ses mortiers. Les abeilles sont surexcitées.
   Je remonte à mon grenier achever mon chapitre sur la mort de Cocteau. Je m'isole entre Orphée et Plain Chant, entre le Coq et l'Arlequin, entre Heurtebise et Orphée. Une demi-heure, une heure, je ne sais plus.
   Je suis arraché aux larmes d'Eurydice par un tonnerre continu qui ne descend pas du ciel, mais qui semble monter des entrailles mêmes de la maison, et qui ressemble à une rumeur de mascaret.
   Je retourne à ma chambre, je me frotte les yeux : entre la vitre et le carreau, un long fuseau mouvant renflé à son extrémité. Il a plus de cinquante centimètres de long : deux mille, trois mille abeilles agglutinées ne forment plus qu'un seul monstre, soudé par les pattes et les ailes, obéissant à des lois mystérieuses dont nous constatons les effets sans expliquer les causes.
   " Hélène, viens voir ! "
   Et nous contemplons l'hippogriffe grouillant d'élytres, de corselets et d'abdomens d'où monte une incantation sourde et violente tissée de milliers de vibrations.
   " Qu'est-ce qu'on fait ?
   - On appelle les gendarmes...
   -...Alors Monsieur, si elles se sont introduites entre le volet et la fenêtre, elles vont s'y incruster. Et elles représentent un danger mortel pour votre maison. Appelez les pompiers, il faut les détruire."
   Je raccroche perplexe. Les pompiers vont enfumer les abeilles.
   "Quand j'étais enfant, à Nesmy, grand-mère disait que si un essaim entrait dans une maison, il ne fallait pas le brûler, de peur de voir la maison saccagée par le feu.
   - ça, ce sont des superstitions anciennes, des contes de bonnes femmes.
   - Oui, mais au-delà de la superstition, il y a le respect de la vie. Je n'hésiterais pas pour des guêpes ou des frelons. Mais les abeilles ça met le sang des fleurs au service de la vie des hommes.
   - Alors, quoi faire ?
   - Appelons un apiculteur."
   Vingt minutes plus tard, il est là, au volant d'une antique fourgonnette. Petit, hâlé, une calvitie rose et blonde et des yeux clairs, délavés, couleur d'anémone après la pluie.
   "... Armand Texier de Saint-Michel-Mont-Mercure."
   Entré dans la chambre il s'approche, regarde et admire.
   " Ah, c'est un bel essaim d'abeilles noires, qui cherche une résidence.
   - Pourquoi ?
   - Parce qu'il y a eu schisme, comme on dit en religion. Une reine s'exile en rameutant ses fidèles."
   Il parle comme un troubadour.
   "... Et il leur faut fonder un royaume ; je veux dire un foyer, et ce foyer est toujours une excavation : une arche de pont, quelquefois une fenêtre. Là, elles se sentent à l'abri. Vous savez que légalement elles sont à vous. Mais si vous me les donnez, je les emporte.
   - Emportez-les vite.
   - Alors attendez-moi, je vais chercher mes appareils."
   J'imaginais le voir revenir avec un treillis et un casque d'escrimeur. Mais non, il a gardé sa camisole échancrée, les bras nus. Il tient d'une main une caisse et un tamis, de l'autre un nébuliseur.
   " Si vous voulez regarder, mettez-vous au fond de la chambre, ne bougez pas, ne faites aucun geste, vous ne risquez absolument rien..."
   Le voilà qui monte sur une chaise, ouvre doucement la fenêtre, et il brandit son vaporisateur. Il se retourne vers nous :
   " Ce n'est qu'une fumée odorante et apaisante pour les rassembler. Mais écoutez-bien, le bourdonnement va changer."
   Une vapeur légère enveloppe l'essaim. Et insensiblement le bourdon devient orgue, la terrifiante vibration se transforme en un immense bruit d'ailes.
   " Voilà, je les ai apaisées. A moi de jouer."
   Alors j'ai vu ce que je ne croyais pas possible de voir. Armand Texier a commencé à leur parler à voix basse, comme à des enfants fugueurs.
   " Doucement les filles, la cavale est finie. On va rentrer tranquillement chez grand-père..." Et tout en parlant il cueillait à pleines mains - de ses mains nues - les grappes d'abeilles. Comme il eut ramassé des raisins. Et il les déposait dans sa caisse ouverte. Il continuait de les prendre à poignées et il poursuivait son monologue à mi-voix :
   " Doucement mes belles filles, tranquilles..."
   Et les nuages d'abeilles continuèrent de voleter autour de ses mains. Des centaines d'abeilles à moitié endormies s'étalaient au fond de la caisse. Les autres tournent, tournent et virevoltent sur les montants de bois, mais elles restent rivées à leur nouvelle ruche. Tandis qu'Armand Texier gratte d'un doigt inquisiteur les recoins de la voussure où s'obstinent quelques isolées.
   " Allons, allons, c'est l'heure de rentrer."
   Des dizaines d'abeilles courent sur son cou, sur son crâne rose et duveté et sur ses bras tannés de soleil. Il poursuit sa collecte en souriant.
   " Voilà, c'est terminé.
   - Et celles-là ? "
   Je désigne du doigt une escadrille de réfractaires qui volètent autour de la fenêtre. Il devient songeur :
   " Oh, celles-là, ce sont les indécises. Celles qui ont suivi la migration sans trop savoir. Et qui ne savent plus où elles sont. Elles vont s'attarder deux ou trois jours.
   - Pourquoi ?
   - Parce que si elles retournent à leur camp de base, je veux dire à leur essaim originel, elles seront tuées par les gardes de la reine... Allez, on boucle..."
   Il repousse doucement du doigt au fond de la caisse les guerrières attardées sur les rebords. Ajuste son tamis sur le couvercle. Ramasse son brûle-parfum. Et devant le verre d'anisette, il explique :
   " Il faudra venir nous voir... Je vous donnerai du miel. Elles vont s'habituer très vite maintenant, parce qu'elles vont se trouver en famille. Songez que j'ai plus de mille ruches dans mon jardin... Mille ruches...Toute ma vie j'ai vécu avec des abeilles. Je mourrai avec elles. Il sourit : mais pas d'une piqûre."
   Le lendemain, Hélène est allée ouvrir la fenêtre.
   Et le dernier peloton des attardées, blotti dans l'angle du contrevent, lui est tombé sur la tête. Elle a eu le réflexe de se secouer, de se débattre, mais elle a reçu deux piqûres, une sous chaque paupière en voulant chasser les abeilles. Ses yeux se sont progressivement fermés. Le visage a pris les dimensions et les couleurs d'une courge. Il a fallu plus d'une semaine de soins, de pommades et d'anti-hystaminiques pour résorber le venin.
   " J'aurais du leur parler... " dit-elle.
   Mais c'est un langage codé qu'on prononce à voix basse et dont les mots sont portés par la fumée du brûle-parfum.
   Si elles reviennent, nous demanderons le code à Armand Texier, grand prêtre des abeilles et seigneur de mille ruches à Saint-Michel-Mont-Mercure (Vendée).
                             
                                                                    Texte de Mr Gilbert Prouteau, extrait du livre : "Je te dis qu'il faut vivre"    
                                                                        avec l'aimable autorisation des Editions Hérault, Maulévrier (1998)    


 
Armand Texier

Crédit photo : Mr Gagnebien, journaliste.                    
  

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